Propos de départ de Charles Heimberg, Université de Genève, le 26 juin 2024
Cette leçon dite d’adieu, dont je voudrais qu’elle soit plutôt un propos de départ, formule qui permet au moins de jouer sur le double sens du mot « départ », surgit par nécessité à un moment qui est peut-être l’un des plus mauvais moments qui soient, si l’on examine l’état du monde et de nos sociétés. Nous traversons des crises profondes, qui semblent se succéder les unes aux autres, mais dont les sciences sociales pourraient sans doute montrer qu’elles appartiennent toutes, en quelque sorte, à la même crise d’ensemble. Dérèglement climatique et de la biodiversité, guerres qui secouent les relations internationales, crises migratoires, pandémies, conditions économiques précaires et troubles du lien social, relativismes absolus, dénis divers, éventuellement nourris par le complotisme : tous ces éléments, et d’autres, n’existent sans doute pas les uns sans les autres. Et en dégradant les horizons d’attente, ils ont sans doute aussi quelque chose à voir avec la montée de l’influence de l’extrême droite et des idéologies identitaires.
Mais quid de l’histoire, là-dedans ? Ces crises multiples stimulent et provoquent en tout cas d’innombrables références au passé pour lesquelles la comparaison tourne rapidement à l’analogie. Les exemples récents sont abondants. Et vous verrez que je ne vais pas forcément résoudre ce problème aujourd’hui.
Ma réflexion va se décliner autour des formules et des mots qui constituent le titre de cette communication : Initier à la saveur de l’histoire. Enjeux de vérité, défis de valeurs. Ils seront examinés chacun leur tour. Mais commençons par l’illustration qui les accompagne.
Sur le concept d’histoire est un texte publié à titre posthume, écrit en 1940 par Walter Benjamin, philosophe juif allemand qui s’est donné la mort à Portbou en septembre de cette même année. Il y parle de ce tableau de Paul Klee, Angelus Novus. Je cite :
« Un tableau de Paul Klee intitulé Angelus Novus représente un ange qui donne l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées. L’Ange de l’Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparaît devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d’accumuler les ruines sur les ruines, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s’est prise dans ses ailes et elle est si puissante que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrémédiablement dans l’avenir auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruines devant lui grandit jusqu’au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête. »
L’actualité la plus récente fait bien sûr particulièrement écho à cette vision pessimiste d’un Walter Benjamin en grand danger. Elle m’intéresse toutefois depuis longtemps, puisque le logo de notre équipe de recherche de didactique de l’histoire et de la citoyenneté fait lui aussi figurer cette fameuse image de l’Ange de l’Histoire.
Mais c’est une autre référence à Walter Benjamin qui a inauguré tous mes enseignements de didactique de l’histoire. Il s’agit de la citation de Benjamin inscrite en plusieurs langues sur le monument qui lui est dédié à Portbou, ce village frontalier où il a mis fin à ses jours. La citation lisible sur une vitre au bout d’un escalier descendant sur la mer dit : « C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celles des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom. » Une autre traduction ultérieure la restitue un peu différemment : « Il est plus difficile d’honorer la mémoire des sans-nom que celle des hommes renommés, célébrés, poètes et penseurs compris. À leur mémoire est dédiée la construction historique. » Dans les deux versions, l’inquiétude de Benjamin nous mène à l’idée d’une interaction constante entre histoire et mémoire qui est au cœur de l’idée d’une didactique de l’histoire dans la cité. Une interaction qui attribue à une conception critique de l’histoire la responsabilité de faire entrer dans l’histoire des subalternes et des invisibles.
Initier à la saveur de l’histoire.
J’aimerais évoquer maintenant un concept et un auteur dont je m’étonne qu’ils soient à ce point négligés dans le champ des didactiques des sciences sociales. À la suite d’un grand colloque en 2006, le regretté Jean-Pierre Astolfi avait publié La saveur des savoirs en 2008. Cet ouvrage très important levait un certain nombre de malentendus en valorisant la dimension des savoirs au cœur du projet éducatif et des didactiques, mais en précisant bien à quelles conditions cette posture pouvait demeurer dans une perspective de l’émancipation, en mettant à distance toute régression conservatrice vers une conception descendante et traditionnelle de leur transmission, et en affirmant l’importance des disciplines comme vecteurs de la construction d’une intelligibilité du monde. Pour ce faire, il introduisait cette idée lumineuse de la possibilité d’une saveur des savoirs, chaque discipline ayant la vertu de permettre que saveurs et savoirs aient partie liée.
Il montrait dans ce livre que son positionnement se situait sur une ligne de crête, comme cela arrive souvent dans l’éducation et les sciences sociales. En effet, je cite :
« La promotion de la saveur des savoirs doit aujourd’hui lutter sur deux fronts opposés : celui des novateurs, qui préfèrent aux savoirs l’idée de compétences (transversales ou non) et celui des « rétronovateurs » […] qui les confondent avec un retour à des contenus traditionnels assez mécaniques. Au-delà de tout ce qui les oppose, il faut bien reconnaître que ces deux courants partagent paradoxalement une même conception minimaliste des savoirs : les uns pour dire que la mémorisation mécanique est suffisante à l’école, la compréhension étant appelée à venir plus tard ; les autres pour éviter l’enfermement disciplinaire, le savoir étant considéré comme une simple retombée de démarches bien conduites. »
La didactique de l’histoire étant elle-même un champ de recherche aussi fragile que discuté, j’ai essayé de lui appliquer ce même schéma d’une ligne de crête entre deux écueils. Alors que la saveur des savoirs se profile, pour Jean-Pierre Astolfi, entre novateurs pédagogistes et « rétronovateurs » magistraux et conservateurs, j’ai essayé d’imaginer une didactique de l’histoire dans la cité qui soit productrice d’intelligibilité et qui se déploierait entre un front d’autonomistes affirmant une sorte d’indépendance du champ de la didactique de l’histoire et un front de révérencieux à l’égard de l’histoire, discipline de référence. Ce qui donnerait :
Dans le champ de la didactique de l’histoire, il existe une autre ligne de crête qui tente d’éviter deux écueils et deux fronts opposés : celui des autonomistes, tenants d’une didactique conçue comme un champ autonome à l’égard de la discipline de référence, organisé autour de concepts et d’enjeux en principe communs à toutes les disciplines scolaires dans une perspective de didactique comparée ; et celui des révérencieux, tenants d’une didactique conçue comme une adaptation descendante d’une connaissance historique bien établie par la discipline de référence. Au-delà de tout ce qui les oppose, il faut bien reconnaître que ces deux courants partagent paradoxalement une même conception minimaliste des savoirs : les uns pour essentialiser leur centration exclusive sur les observations de ce qui se passe dans la classe, et prétendre être les seuls à le faire ; les autres pour négliger les conditions rendant possible une appropriation effective de connaissances historiennes par les élèves.
L’enjeu de cette formulation nous mène à la question de savoir si l’initiation à l’histoire, son enseignement et son apprentissage, peuvent vraiment se situer à l’écart des grandes controverses de société qui voient l’histoire être mobilisée dans tel ou tel sens, pour le meilleur et pour le pire. Si la nature de l’histoire scolaire dépend du rapport qu’elle entretient avec les contenus de la discipline et son épistémologie, elle n’est pas non plus sans lien avec les usages et mésusages du passé dans la société, les représentations qu’ils suscitent, et par conséquent les diverses manifestations de la mémoire. En reprenant un concept de la fin du XXe siècle, l’histoire scolaire se présente ainsi comme l’un des plus répandus et significatifs des usages publics de l’histoire. Elle est aussi partie prenante, avec encore une fois un poids prépondérant, de ce qui est en train de devenir le concept encore mal défini d’histoire publique.
L’ouvrage d’Astolfi présentait notamment une référence importante au concept d’élémentation des savoirs imaginés par les révolutionnaires français comme moyen de parvenir à réaliser leur objectif du droit de tous à l’éducation publique primaire. Avec le recul du temps, nous savons, nous, qu’ils auront échoué, à cause notamment de la nécessité de mettre en priorité d’autres dépenses, et que cette École n’émergera qu’à la fin du XIXe siècle. Mais il n’en est pas moins intéressant de prendre leurs intentions au sérieux et d’examiner la nature de leurs réflexions.
L’élémentaire n’est pas l’abrégé. Je cite Lakanal :
« Les citoyens qui ont travaillé pour ce concours ont généralement confondu deux objets très différents, des élémentaires avec des abrégés. Resserrer, coarcter un long ouvrage, c’est l’abréger ; présenter les premiers germes et en quelque sorte la matrice d’une science, c’est l’élémenter ; […]. Ainsi, l’abrégé, c’est précisément l’opposé de l’élémentaire ; et c’est cette confusion de deux idées bien distinctes qui a rendu inutiles pour l’instruction les travaux d’un très grand nombre d’hommes estimables, qui se sont livrés, en exécution de vos décrets, à la composition des livres élémentaires. »
Ce concept de l’élémentaition est une invitation à décomposer les savoirs de l’Encyclopédie, et aujourd’hui des disciplines scolaires, en des éléments ou des noyaux fondamentaux sur le plan épistémologique, à partir desquels une reconstruction cognitive serait possible en donnant accès à l’exercice effectif des questionnements et modes de pensée de chacune de ces disciplines.
Astolfi synthétise cette distinction entre élémentation et abréviation avec encore d’autres oppositions, entre fondements et rudiments, entre principe et kit de survie, entre mise en appétit et coupe-faim.
Certes, ces images ou ces métaphores peuvent être parlantes. Mais encore faut-il pouvoir expliciter ce qu’elles signifient en particulier pour chaque discipline, et pour l’histoire en particulier. Il s’agit alors de répondre à la question de savoir ce qu’il y a dans le regard historien sur le monde ; ce que les lunettes de l’histoire permettent de distinguer qui ne se distingue pas avec d’autres lunettes d’autres disciplines.
Pour répondre à cette question, nous avons développé dans notre équipe l’idée d’une grammaire du questionnement de l’histoire scolaire que je ne vais pas pouvoir présenter ici d’une manière exhaustive. Il s’agit de concevoir l’histoire scolaire sous la forme de séquences qui croiseraient chacune une thématique du passé des sociétés humaines avec une activité intellectuelle, ou la mobilisation d’un concept, de manière à pouvoir faire en sorte que les élèves puissent construire du sens et exercer une pensée historienne.
Dans cette représentation synthétique de la grammaire du questionnement de l’histoire scolaire, vous trouverez en haut, et en amont, l’idée qu’il est d’abord utile de réfléchir à quelle histoire, à quelles finalités de l’histoire, se réfère chaque proposition didactique. Une histoire identitaire ou une histoire scientifique ? Une histoire de faits bien établis ou une histoire des questions que le passé nous pose pour le présent ? Une histoire refroidie et prétendument consensuelle ou une histoire qui aborde les questions les plus sensibles au sein de la société ? De la manière de répondre à ces différentes questions découlent des conceptions de l’histoire bien différentes.
Parmi les activités intellectuelles et concepts historiens mobilisés dans cette grammaire, je voudrais signaler en particulier ce noyau dur constitué du travail de comparaison, des enjeux de périodisation et de prise en compte des temporalités, ainsi que de la distinction de l’histoire et de ses usages publics, notamment à travers les manifestations de la mémoire.
Au centre du tableau, des concepts qui concernent le rapport au temps, le fait que nous nous trouvions tous entre le champ d’expérience de notre passé et l’horizon d’attente de notre avenir, soulignent l’importance pour l’histoire de reconstituer autant que faire se peut les présents du passé, c’est-à-dire un présent dans notre passé dont les protagonistes ignorent la suite et dont il nous appartient d’imaginer les conditions effectives et les possibles.
Le travail progressif d’élaboration de cette grammaire, de cet outil de mise en condition du travail d’histoire, s’est élaboré au fur et à mesure de rencontres et de lectures historiennes, dont certaines ont eu la faculté d’éclairer le problème de savoir comment décliner l’apport de l’histoire au projet éducatif. L’ouvrage d’Astolfi déjà cité, appliqué à l’histoire, en avait fait partie. Mais parmi les historiennes et historiens, dans le sillage de la figure hautement significative de Marc Bloch, un texte de Carlo Ginzbug de 2013 a joué un rôle déterminant. Son titre, « Nos mots et les leurs », pose la question si importante du langage par lequel nous décrivons le monde et y réfléchissons. Mais il souligne aussi que ces mots changent parfois de sens en fonction des situations et des périodes.
Ce texte a recours à des concepts linguistiques pour distinguer deux postures, l’une étique, l’autre émique, qui caractérisent l’aspect le plus central du travail d’histoire. La posture étique, sans « h », consiste à poser des questions au passé à partir du présent, avec les mots du présent. La posture émique mène à construire des réponses qui émanent de l’univers mental du passé. Je cite :
« Les historiens commencent par des questions en utilisant des termes qui sont inévitablement anachroniques. Le processus de la recherche modifie les questions de départ sur la base des nouvelles sources, récupérant des réponses articulées dans le langage des acteurs et reliées aux catégories propres à leur société, qui est complètement différente de la nôtre. »
Ainsi, c’est peut-être autour de cette activité intellectuelle, de ce processus intertemporel, que se situe ce qu’il y a de plus significatif dans le travail d’histoire, consistant à reconstituer, autant que faire se peut, les présents du passé, en interrogeant le sens qu’ils peuvent avoir pour le présent.
Bien sûr, la question se pose alors de la pertinence de ces conceptions pour l’histoire scolaire, notamment pour s’adresser à de jeunes enfants. Nous y répondons en premier lieu en affirmant l’importance de proposer une cohérence au fil des apprentissages des élèves, de leur présenter en quelque sorte une histoire qui soit de même nature, mais pas de même complexité, tout au long de leur parcours ; d’éviter par exemple de leur faire croire pendant un certain temps au caractère véridique de la légende de Guillaume Tell pour les inviter ensuite à la déconstruire en les initiant au concept de mythe fondateur.
C’est d’ailleurs l’un des précurseurs et pionniers de la didactique de l’histoire en France, avec Suzanne Citron et son ouvrage Le mythe national, c’est donc Henri Moniot, qui l’a bien spécifié dès 1994 : les points nodaux de la pensée historienne valent pour tout le monde. Je cite :
« L’enquête historique est très mal accessible au profane : on peut seulement la faire entrevoir, mais ses vraies prises échappent, hors des compétences, des savoirs spécialisés et de la disponibilité de temps qui sont propres au métier d’historien. En revanche, tout le monde pense en histoire. L’histoire des historiens, c’est une façon raisonnée et attentive de se mouvoir dans « l’imaginaire rétrospectif », en même temps que c’est une recherche érudite. Et les points nodaux de la pensée historienne ne conviennent pas seulement aux savants, dont les profanes n’auraient plus qu’à recevoir et redire révérentiellement les propositions ; ils valent pour tout le monde, ils sont accessibles à tous et l’enseignement de l’histoire peut précisément les cultiver. »
J’aimerais évoquer brièvement ici des thèses de notre équipe qui ont effectivement interrogé les interactions en classe et les apprentissages des élèves, ou leurs constats, dans le quatrième exemple, à la suite d’une expérience de visite d’une exposition. Cependant, elles le font toutes sur la base de thématiques signifiantes pour une histoire dans la cité qui relève bien d’un regard dense sur la société et toutes ses composantes, et pas de l’habituelle histoire des vainqueurs : mise à distance des assignations identitaires (avec Alexia Panagiotounakos), histoire et perspective de genre (avec Valérie Opériol), historiographies africaines et conscience historique (avec Sosthène Meboma), visite d’une exposition sur l’histoire de figures de l’ombre dans le XIXe siècle genevois (avec Federico Dotti)…
Dans d’autres travaux, c’est une approche historico-didactique qui prévaut, un concept introduit par Marie-France Bishop et qui est également développé dans le domaine de la didactique du français. Il s’agit d’une perspective qui nous intéresse particulièrement en didactique de l’histoire, parce qu’elle permet d’appliquer à nos propres objets de recherche les questionnements entre passé et présent que nous cherchons par ailleurs à initier. Mais il s’agit bien d’une approche qui est autant historienne que didactique, ni plus ni moins. La thèse d’Aurélie de Mestral permet ainsi de mesurer la plasticité et les persistances au sein des programmes et des manuels d’histoire en Suisse romande depuis le XIXe siècle. En outre, des recherches initiées autour de James Guillaume, avec notamment Jean-Charles Buttier, et plus généralement autour de conceptions libertaires de l’éducation et de l’enseignement, se sont révélées très utiles pour réfléchir aux manières d’éviter les impasses d’une approche trop normative, prescriptive et moralisante de l’enseignement de l’histoire, de la citoyenneté ou des enjeux de mémoire.
Cette conception de la didactique de l’histoire comme un champ en relation et en interactions constantes avec la recherche historienne et ses productions nous rend attentif aux productions historiographiques, en particulier à celles qui font le mieux écho à des finalités générales, ou à des objectifs particuliers, de l’histoire scolaire que nous cherchons à promouvoir.
Je prends ici deux exemples dans le domaine de l’histoire sociale et ouvrière, dont je n’aurai malheureusement pas l’occasion de suffisamment parler ici, mais aussi et surtout dans le domaine de l’histoire de genre. Ces deux livres de Michelle Perrot et Fanny Bugnon évoquent deux figures singulières, deux modestes ouvrières qu’un engagement social, et syndical, va placer sur le devant de la scène d’une manière éphémère. Lucie Baud va apparaître dans un congrès syndical, et c’est l’une de ses interventions qui va mettre Michelle Perrot sur ses traces. Joséphine Pencalet, l’une des actrices d’une grève de sardinières à Douarnenez, va se présenter et se faire élire sur la liste communiste lors des élections municipales de 1925. Bien sûr, les femmes n’ont alors pas de droits politiques et cette élection ne sera pas validée. Mais c’est une bien belle histoire de brève mise en visibilité un peu forcée.
J’ai toujours dit à mes étudiantes et étudiants qu’il était toujours intéressant pour la didactique de l’histoire de rester attentive aux productions historiographiques et d’y faire son marché, le cas échéant, lorsque cela pouvait avoir du sens à la hauteur des élèves. Ce qui, dans le fond, arrive régulièrement mais n’est pas non plus trop fréquent.
Je prends ici deux autres exemples très récents. L’un en histoire, l’autre en littérature, avec un roman qui découle d’une enquête et qui s’efforce donc de dire le vraisemblable, si ce n’est le vrai, à tous les niveaux.
L’enquête de l’historien italien Carlo Greppi sur Lorenzo Perrone raconte la manière dont Primo Levi a été sauvé en déportation par un maçon italien qui travaillait dans la région d’Auschwitz comme travailleur émigré, sans être prisonnier. Parlant le même dialecte, ils se sont liés et Lorenzo Perrone l’a sauvé en lui fournissant de la nourriture pendant plusieurs mois. C’est parce qu’il aidait Primo Levi que Lorenzo Perrone est devenu connu, et même un Juste parmi les nations, et qu’il a échappé à son invisibilité. Même s’il ne l’a pas su, puisque sa vie s’est achevée très tôt, au début des années cinquante, et de manière dramatique.
Avec le roman d’Hervé Le Tellier, l’existence d’un personnage secondaire de la Résistance, André Chaix, mort tout jeune il y a quatre-vingts ans, est portée à notre connaissance. L’auteur est parti d’une trace sur un mur, d’une indication dans le cimetière de son village, avant que son enquête le mène à d’autres documents dont nous reparlerons ci-après.
J’en viens maintenant à un problème qui est resté central dans mon parcours et dans mon travail. Lorsque j’ai commencé à enseigner à la toute fin des années quatre-vingt, le canton de Genève s’est remis à utiliser un manuel d’histoire des années cinquante, celui de Georges-André Chevallaz, qui ne disait pas un mot du sort des juifs à la frontière de la Suisse, n’évoquant que l’image mythique d’une Suisse courageuse dont la mobilisation et la stratégie auraient empêché une éventuelle invasion hitlérienne.
Entre-temps, la crise des fonds en déshérence des années quatre-vingt-dix et les travaux de la Commission Bergier sont passée par là et j’ai essayé de contribuer à ce que cette vision critique soit également proposée aux élèves dans les écoles. Du manuel d’histoire de Chevallaz, les enseignant·es et les élèves s’étaient débarrassés jusqu’à ce qu’un moyen d’enseignement unique soit introduit récemment à l’échelle de la Suisse romande. Le fait qu’il soit unique et s’impose à tous découle d’une réalité économique et démographique, le bassin suisse romand étant trop limité pour une réelle mise en concurrence de plusieurs séries de manuels. Mais, bien entendu, dans une société démocratique, c’est assez singulier, et cela donne en tout cas une grande responsabilité à celles et ceux qui fabriquent ces ressources et en décident.
Cette double page concerne les questions sensibles de la Suisse pendant la guerre et de l’attitude des autorités et des élites économiques suisses à l’égard du national-socialisme. On y retrouve plus précisément deux grandes thématiques, la question de l’asile et celle des relations économiques.
Il serait trop long de repérer et commenter tous les aspects problématiques de cette double page qui, comme les autres, comprend des extraits bien trop courts de documents dans lesquels se mêlent des sources primaires, des sources secondaires, parfois même adaptées, ainsi que des définitions et des encarts de mise en évidence.
Signalons tout de même une erreur factuelle, à propos d’Aimée Stitelmann, jeune femme résistante qui n’a pas été arrêtée pour avoir fait passer clandestinement des enfants en Suisse, mais pour un passage de résistants en France. Certes, elle a aussi fait passer des enfants en Suisse, mais ce n’est pas la cause de son arrestation. Cela ne change pas grand-chose sur le fond, mais ce n’est pas très sérieux, surtout dans un manuel unique.
De même, la définition surlignée du travail de mémoire conviendrait sans doute mieux pour définir le travail d’histoire, et là encore, ce n’est pas très sérieux non plus.
Les deux images sont en revanche intéressantes. Le passeport avec le tampon « J » illustre l’un des aspects les plus sombre de la politque suisse de l’époque. La caricature de presse souligne d’une manière subtile combien le fait de promuvoir un travail critique sur sa propre histoire pourrait, devrait en réalité être une source de fierté pour un pays.
Sans entrer dans trop de détails, j’aimerais pointer ici les deux problèmes les plus graves que pose cette double page.
Le premier concerne la manière très euphémisée de décrire certains aspects sombres de cette histoire. À propos du tampon « J », il est dit que trois pays ses seraient mis d’accord, alors qu’en réalité, c’est bien la Suisse qui a pris l’initiative et fait pression dans ce sens sur l’Allemagne nazie, en obtenant pleinement gain de cause. De même, l’extrait d’un texte de Jean-François Bergier ne dit rien des constats auxquels la Commission qu’il présidait a abouti, alors qu’il s’agissait d’une liste de problèmes graves qui menèrent à la conclusion suivante à la fin du rapport de synthèse de 2002 : « Ce furent autant de manquements au sens de la responsabilité – parfois dénoncés, mais en vain, au cours du dernier demi-siècle – qui retombent aujourd’hui sur la Suisse ; elle doit l’assumer. »
Le second problème est ce paragraphie lunaire, et relativiste, sur les travaux de cette Commission Bergier. Il y a est dit qu’elle a été mandatée, je cite, « pour étudier pendant cinq ans tous les documents publics et privés relatifs aux questions litigieuses de la période de guerre. En 2002, les résultats de cet important travail de mémoire [qui est en réalité un travail d’histoire], sont publiés. Toutefois l’opinion reste divisée quant aux conclusions des experts. »
Bien entendu, ce que nous venons juste de citer constitue un véritable scandale, la confusion des esprits s’y mêlant à l’occultation des faits, puisque rien n’est dit non plus des conclusions effectives des travaux de la Commission Bergier.
Encore une fois, ces ressources constituent une sorte de manuel unique, ce qui rend d’autant plus désolant ce qu’il nous est imposé d’y lire. Au moment de la disparition des derniers témoins, et avec la montée des idées d’extrême droite qui s’observe actuellement, je ne peux qu’exprimer ma plus vive préoccupation.
Soulignons toutefois que l’école officielle, qui n’est pas forcément représentative de ce qu’en font les enseignantes et les enseignants, est peut-être en retard sur la société dans ce domaine, comme le montrent à leur manières deux récentes initiatives de mémoire à Genève. Le 17 juin dernier, la Ville de Genève a inauguré un marqueur mémoriel, soit une plaque qui témoigne du fait que dans un coin retiré de la Vieille-Ville, entre 1428 et 1490, la communauté juive fut contrainte de résider dans un quartier assigné dénommé « Cancel » ou « Juiverie ».
Par ailleurs, une plaque commémorant un camp de triage pour les réfugiés passés clandestinement en Suisse durant la Seconde Guerre mondiale avait été inaugurée en 2016 dans le parc des Cropettes, à l’initiative notamment de Claire Luchetta-Rentchnik. Cette plaque évoque des « hommes, femmes, enfants [qui] furent refoulés à la frontière », une partie d’entre eux ayant été « ensuite arrêtés, déportés, puis assassinés dans les camps de la mort ». Ce n’est pas spécifié, mais ce texte concerne notamment le cas emblématique d’une jeune fille mineure.
Or, aujourd’hui tout de près de là, un chemin porte désormais son nom. Rosette Wolczak est connue grâce à un livre de Claude Torracinta, récemment disparu, mais aussi grâce à des recherches de Claire Luchetta-Rentchnik. Rosette a été expulsée et envoyée à la mort à cause d’une prétendue mauvaise conduite qui ressemble plutôt à un abus sexuel de la part de militaires suisses. Son histoire, tragique et inadmissible, jusque-là méconnue, est d’une grande signification. Elle a d’ailleurs été intégrée, il faut le mentionner aussi, dans le cahier d’activités qui accompagne la ressource des moyens d’enseignement romands que nous avons évoqués ci-avant.
Parmi les faits peu connus de part et d’autre de la frontière franco-genevoise, il y a d’abord les deux jeunes femmes résistantes juives, Marianne Cohn et Mila Racine, arrêtées près de la frontière, exécutée pour l’une, morte en déportation pour l’autre. Mais il y a aussi ce terrible massacre nazi d’Habère-Lullin, un village de la Vallée Verte, en décembre 1943, lors d’un bal clandestin. 24 jeunes gens ont été exécutés, de même que le fruitier local ; d’autres jeunes ont été déportés, dont 6 ne reviendront pas, ce qui fait 31 victimes. La mémoire de ce massacre a été malmenée par des tentatives de le mettre exactement sur le même plan, pour en occulter la signification, qu’une exécution de soldats nazis dans le contexte de la Libération. Les Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation et des proches des victimes ont alors pris l’initiative de ce livre qui rend compte de l’histoire et de la mémoire de cette tragédie aux portes de Genève. Un livre qui montre que l’histoire et la mémoire nécessitent parfois de l’engagement. Pour faire savoir et pour faire reconnaître.
Je souhaiterais insister ici sur ces accès, ces excès, de relativismes ou d’occultation qui marquent si facilement les enjeux d’histoire et de mémoire dans l’espace public. Les exemples, malheureusement, ne manquent pas en la matière. Nous avons évoqué les discussions autour de la Commission Bergier et c’est malheureusement un exemple significatif : combien d’ouvrages et d’interventions dans lesquelles ne comptaient que les a priori idéologiques pour empêcher toute histoire critique ? N’avons-nous pas vu par exemple un Groupe Histoire Vécue fustiger tout propos d’historienne ou d’historien qui ne serait pas suisse et n’aurait pas vécu directement cette époque ? Je pense vous avoir montré que des traces malheureuses de ces outrances peuvent persister aujourd’hui dans les ressources scolaires.
Mais d’autres exemples ne manquent pas non plus dans d’autres pays. Que l’on pense simplement, en France, au Puy-du-Fou et à ses inventions.
En 2024, nous nous rapprochons de plus en plus clairement de ce qui sera l’ère d’après les témoins. Nous pouvons sans doute nous en inquiéter, parce que nous perdrons ainsi des possibilités de contacts directs et authentiques avec des hommes et des femmes ayant vécu ce terrible passé, même si le temps qui s’est écoulé depuis a forcément induit aussi une forme de médiatisation et de distance avec ce passé.
En même temps, ces témoins ont parlé et ont été filmés ou enregistrés. Ils ont écrit et ils ont produit un grand nombre de documents qui ne seront pas perdus. Même si nous devrons apprendre à mieux les appréhender, autrement en tout cas que dans les circonstances de rencontre directe, notamment aves des élèves, que nous avons pu expérimenter.
J’aimerais évoquer trois de ces témoins qui m’ont marqué au cours de mon parcours, notamment les deux derniers que j’ai rencontrés à plusieurs reprises. Robert Hébras a été le dernier témoin survivant du massacre d’Oradour-sur-Glane. Je le mentionne parce que j’ai eu la chance de suivre une visite du site du village en ruines qu’il guidait, et qui me la fait découvrir d’une manière totalement différente. Vous voyez ici un extrait d’un roman graphique qui lui est consacré, qui est aussi tiré d’un livre écrit avec sa petite-fille, avec ce saut de générations qui se retrouve bien souvent dans la transmission familiale.
Gerhart Riegner, disparu en 2001, a été le jeune secrétaire du Congrès juif mondial établi à Genève pendant la guerre qui a alerté en 1942 par un télégramme les autorités alliées et helvétiques sur des massacres de juifs en cours en Pologne. Durant la crise des fonds en déshérence en Suisse, marquée par une certaine vague d’antisémitisme, il était très inquiet sur l’avenir de cette mémoire et m’avait fait part de l’importance que revêtait pour lui le travail des enseignantes et enseignants face à une mémoire fragile et jamais définitivement établie.
Marie-Josée Chombart-de-Lauwe, ancienne résistante et déportée, est aujourd’hui centenaire et a consacré sa vie à la lutte contre les idéaux pernicieux qui ont mené au pire. Lorsqu’elle intervenait, elle souhaitait être présentée non pas seulement comme témoin, mais comme « témoin sachant », parce qu’elle avait entrepris des études doctorales en sciences sociales pour comprendre comment ce qui lui était arrivé avait pu arriver. Elle aussi a beaucoup insisté pour souligner la fragilité de la mémoire et l’importance de la pédagogie de l’histoire et de la mémoire.
Après les derniers témoins, notre rapport authentique à ce passé à jamais disparu se déclinera peut-être à travers des lieux, ou à travers des objets authentiques. L’enquête et le travail littéraire d’Hervé Le Tellier passent notamment par une boîte en contenant une plus petite, avec des objets et de minuscules photographies que les milieux de la mémoire de la Résistance lui ont remises et qui a beaucoup inspiré son écriture.
De même, dans une magnifique exposition visible jusqu’en janvier prochain au Laténium de Neuchâtel, la mémoire des camps de la Seconde Guerre mondiale, est donnée à voir à travers des objets qui ont été retrouvés sur place, parce qu’ils avaient été laissés là, ou parce que quelqu’un a voulu les faire connaître. Il est ainsi assez saisissant de voir comment l’archéologie, trop rapidement associée aux faits les plus anciens, peut jouer un rôle inattendu pour une histoire récente que d’aucuns voudraient occulter.
Vous aurez pu le constater, mon parcours d’histoire, de mémoire et de passage à d’autres générations a été très marqué par l’histoire des crimes de masse des fascismes et leur occultation, notamment parce que ce sont ceux qui concernent mon espace géographique de travail, immédiat ou moins immédiat. Il est toutefois intéressant de souligner qu’en Suisse, la mémoire critique issue de la crise des années quatre-vingt-dix s’estompe, mais que de nouvelles thématiques ont surgi. Il y a eu les relations de la Suisse avec l’Afrique du Sud qui n’ont pas abouti aux mêmes décisions d’affronter de manière critique la réalité du passé. Il y a eu aussi d’autres affaires concernant l’esclavagisme et les politiques coloniales, en relation avec une Suisse qui ne peut plus faire comme si elle n’était pas concernée par ces thématiques, même si, bien sûr, elle ne l’est pas directement.
Notre université a ainsi dû faire face à la question de savoir si cela avait été une bonne idée de dédier à la figure de Carl Vogt l’un de ses nouveaux bâtiments. Elle y a renoncé en précisant que « s’inscrivant dans la pensée occidentale dominante à son époque, il [avait] soutenu dans ses travaux scientifiques des thèses erronées sur une supposée hiérarchie des races et des sexes ».
À Neuchâtel, la figure de David de Pury, bienfaiteur esclavagiste de la ville, a été contestée et a donné lieu à un débat, à la pose d’une plaque explicative, à l’installation d’une contre-statue, à des explications critiques dans le musée de la ville, etc., tout en maintenant la statue. Mais les pigeons sont visiblement d’un autre avis.
La RTS vient de publier un podcast intitulé « Nos esclaves ». Une autre mémoire critique est en train de se constituer, et c’est plutôt réjouissant.
Je souhaite pourtant ne rien céder à certaines mises en concurrence qui s’expriment dans l’espace public et qui concernent, en tant que questions sensibles, l’apprentissage des sciences sociales, par exemple entre l’antisémitisme et le racisme. Dans le contexte qui a suivi le 7 octobre 2023, les attaques du Hamas, puis le carnage de Gaza, les événements ont pour l’instant fait voler en éclat les espoirs de paix dans la région. Ils secouent les relations internationales par le sentiment de « deux poids et mesures » qu’ils font éprouver à l’échelle de la planète. Ils nous montrent en quelque sorte ce qui est possible avec des autorités liées à l’extrême droite. Ils mettent surtout à mal la capacité des observateurs que nous sommes à faire preuve d’empathie croisée avec les victimes des deux camps, quels que soient leurs dirigeants et en refusant toute essentialisation, toute assignation identitaire. Ce qui reste pourtant indispensable.
Comment faire de l’histoire, comment faire dialoguer les mémoires dans ces conditions ?
En réalité, la question se pose du sens et de la possibilité même de ce travail d’histoire et de mémoire alors qu’il ne semble pas très efficace, c’est le moins que l’on puisse dire, pour mettre à distance les idéologies de la haine et de la discrimination.
J’aimerais partir ici d’une formule d’Antonio Gramsci, écrite du fond de sa prison, à propos de sa conception de l’école unitaire, l’école de toutes et tous, et pour toutes et tous. Il formule l’idée de conduire les jeunes « à un certain niveau de maturité et de capacité pour la création intellectuelle et pratique, et d’autonomie dans l’orientation et l’initiative ».
J’en ai tiré l’idée d’une didactique de l’histoire, d’une conception de l’initiation à l’histoire, qui devrait comprendre deux niveaux, qui devrait reposer sur deux piliers.
Le premier concerne des savoirs liés à la recherche historienne et à ses interactions avec la cité, l’histoire publique et les manifestations de la mémoire.
Le second envisage des modalités d’appropriation des savoirs qui soient suffisamment soucieuses de « faire valoir sans prescrire » et d’une certaine mise en pratique d’un principe de dévolution.
J’aimerais, avant de conclure, vous proposer encore trois références pour nous inviter à mieux réfléchir à tous ces enjeux.
Cet ouvrage de Joël Glasman nous rappelle ce qu’est l’enquête de sciences humaines, et surtout que cela est aussi, et peut-être surtout, valable dans les pires des situations. Parce que les acteurs et les actrices de l’humanitaire jouent un rôle fondamental, leur parole ayant pris tout soudain une grande importance dans le chaos du monde.
« Comme les autres types d’enquêtes, l’enquête de sciences humaines se fonde sur des indices ‒ témoignages, observations, documents, statistiques. Elle questionne, elle confronte les versions, elle révèle des faits. Elle avance par hypothèses et par tâtonnements. Mais l’enquête de sciences humaines est une enquête spécifique : elle n’est ni enquête policière (qui cherche un coupable), ni enquête judiciaire (qui cherche les preuves pour incriminer). […] Au bout de l’enquête, il y a l’abandon de l’illusion des solutions simples, de l’objectivité parfaite, du savoir absolu, du recours à la technologie salvatrice. Il y a la prudence du jugement, la confrontation aux échecs. Et, peut-être, une forme de sagesse pratique. »
J’aimerais souligner aussi toute l’importance de la notion de compréhension en histoire. En reprenant des mots que Pierre Laborie nous avait adressés en 2014 et qui résonnent fortement dans l’actualité la plus immédiate des impasses médiatiques et des confusionnismes. Je cite :
« Comprendre n’est pas seulement chercher à savoir le pourquoi de tel ou tel agissement, pourquoi « cela a eu lieu », pourquoi « il en a été ainsi ». C’est s’interroger sur le sens de ce qui est arrivé, d’abord pour le groupe social concerné par les faits observés, c’est chercher à le saisir, à l’élucider, et à apporter éventuellement des réponses plausibles aux hypothèses envisagées. Sans négliger la phase d’explication – passage obligé -, s’attacher avant tout à la compréhension constitue un choix qui rejoint à l’évidence une certaine idée de l’histoire. C’est non seulement privilégier la recherche du sens, mais en faire une question centrale. »
Enfin, j’ai été tout récemment frappé par cette déclaration de l’historien Carlo Ginzburg, que j’ai déjà cité, à propos de l’actualité immédiate de son pays, et malheureusement aussi de l’Europe tout entière. Il s’exprime en conclusion d’un très bel entretien où il revient sur l’œuvre de Marc Bloch, en se demandant notamment en quoi l’expérience du combattant de la Grande Guerre soumis à de fausses nouvelles expliquait que cet historien ait ensuite été l’auteur d’une thèse très singulière et novatrice sur les rois thaumaturges, c’est-à-dire sur une croyance collective dans un contexte bien déterminé.
Il y souligne qu’il n’aurait jamais imaginé vivre ce qu’il vit, après avoir toujours refusé d’utiliser le mot « fascisme » en dehors de son contexte historique, et avoir toujours mis à distance la thèse du fascisme éternel chère à Umberto Eco. Il évoque alors le fait d’avoir soudain pensé, pendant une campagne électorale de Trump, que c’était du fascisme. Et il affirme désormais que, je cite :
« Si, aujourd’hui, quelqu’un m’objectait que le fascisme est un phénomène confiné au siècle dernier, je ne l’accepterais pas. Le fascisme a un avenir, précisément à cause de cette malléabilité des foules qui persiste. C’est une pensée angoissante. »
Une telle prise de position d’un grand historien marque sans doute la gravité du moment que nous traversons. Elle laisse ouverte cette question de la comparaison en histoire, toujours nécessaire, jamais réductible à des assimilations, et forcément marquée par le poids du passé dans le présent.
L’affaire paraît entendue dans un dépouillement en cours. Pour beaucoup d’élèves appelés à écrire librement ce qu’est l’histoire pour eux, ceux qui n’ont pas répondu par une tentative de récit des grands faits de cette histoire, l’idée qu’il y aurait des « leçons » à tirer du passé, ou des erreurs à ne pas recommencer, est volontiers exprimée.
Ainsi, face aux crises majeures que nous avons évoquées, face au brouillage de nos horizons d’attente, nous avons proposé, avec Sosthène Meboma, une mise à jour en cinq points des finalités de la didactique de l’histoire et du sens à lui donner. Soit, je cite :
Découvrir les traces du passé dans le présent, ainsi que l’étrangeté, la richesse et la différence de ce passé.
Expliquer autant que possible, pour chercher à les comprendre, les faits et les évolutions au sein des sociétés humaines par une démarche critique
Protéger les traces et les témoignages du passé, ainsi que les droits humains et les mémoires de leurs violations.
Inclure et faire connaître, dans une perspective croisée, la pluralité des statuts, des expériences et des dominations socialement produites dans les sociétés humaines.
Défataliser l’évolution de ces sociétés humaines en laissant ouvert l’éventail des possibles advenus et d’autres non-advenus.
Du coup, je conclurai mon propos avec ces deux propositions ouvrant à la réflexion :
L’histoire ne se répète pas telle quelle, le passé ne recèle pas des leçons, mais des éclairages, et il n’est pas vrai pour autant que le présent n’ait rien à voir avec le passé et ses persistances.
Notre présent est comme les présents du passé, il est marqué à la fois par l’incertitude de ce qui va advenir et par un éventail de possibles qui engage notre responsabilité sociale.
Je vous remercie de votre attention et pour tout le reste au terme de cette journée si particulière.
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Présentation power point qui a accompagné le texte de la conférence : ppt leçon heimberg 26.6.24
La vidéo de la conférence est disponible ici : https://mediaserver.unige.ch/play/223932
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ecoleclio (20 juillet 2024). Initier à la saveur de l’histoire. Enjeux de vérité, défis de valeurs. Par Charles Heimberg. À l'école de Clio. Histoire et didactique de l'histoire. Consulté le 15 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/122fr